(allocution prononcée le vendredi 9 septembre 2011 par L. Jullier à la Journée Doctorale de l’AFECCAV, Université Paris-Diderot/Paris 7 – UFR Lettres, Arts, Cinéma, organisée par E. André, J. Nacache & P.-O. Toulza).

 

En quoi consiste le parcours idéal du doctorant en « cinéma & audiovisuel » ? Que faire pendant les trois, quatre ou cinq ans que dure le « D » de la « réforme LMD » ?

Je ne parlerai pas, ici, des manières officielles de subsister pendant ces longues années de rédaction de la thèse : j’ai nommé allocations, bourses et autres Cifre. D’une part les attributions de ces mannes, et plus d’une personne assise ici s’en est déjà aperçue à ses dépens, sont volontiers gouvernées par le hasard, la débrouille, la subjectivité, quand ce n’est pas par le mandarinat, le favoritisme, le népotisme, la ploutocratie, l’aphrodisme, j’en passe et des moins drôles. D’autre part et surtout, c’est un domaine dans lequel il n’y a que des cas particuliers, et je ne vois pas quelles généralités vous seraient utiles à ce propos.

Donc, en quoi consiste le parcours idéal ?

Si vous écrivez une thèse pour le plaisir, tel Charles Swann, dans la Recherche du temps perdu, travaillant à son étude sur Vermeer, eh ! amusez-vous – vous n’avez pas à m’écouter plus longtemps. Si en revanche vous l’écrivez dans l’espoir de décrocher un poste à l’Université, vous pouvez rester et m’écouter énumérer ce que je considère comme les cinq tâches essentielles à accomplir durant ces années. (Je précise qu’il s’agit de ma position, non de la position officielle de l’AFECCAV, et qu’il existe d’autres façons de voir ce parcours).

 

1. Ecrire une bonne thèse (non pas simplement une thèse)

 

Pourquoi une bonne thèse ? En premier lieu parce que le système est inégalitaire. Appeler « système D » ce « D » de la réforme LMD serait une bonne idée car il favorise la débrouille individuelle. Un doctorant qui n’a pas obtenu de bourse – c’est la majorité en cinéma & audiovisuel – et qui est amené à accomplir ses 35h/semaine a moins de temps pour travailler qu’un autre qui l’a obtenue (même si cela ne signifie pas qu’au final sa thèse sera moins bonne). A ceci s’ajoutent d’autres inégalités :

Des inégalités propres à la France :

– les différences de budget par élève et de conception de l’enseignement qui séparent les Grandes Ecoles et les Universités avantagent les candidats sortis des premières, supposés être (à juste titre ou non) munis de meilleures bases de connaissances (et quelquefois aussi être plus aptes à enseigner) ;

– les différences qui séparent Paris et la « province » en ce qui concerne le « système D » avantagent les candidats parisiens (principalement : le nombre de séminaires de doctorat offerts est très supérieur à Paris).

Par conséquent une doctorante issue d’une Université de province part avec un handicap, qu’il lui faut commencer par combler, au regard d’une doctorante qui sort d’une Grande Ecole parisienne.

Des inégalités propres au cinéma & audiovisuel :

– il n’existe pas, dans notre champ, de CAPES ni d’Agrégation qui constitueraient une liane à laquelle un doctorant pourrait se rattraper si jamais il lâchait celle de la thèse ;

– les thèses de cinéma restent faiblement vendables sur le marché de l’emploi en général, même si on peut imaginer à l’avenir des sujets de thèses expressément tournés vers l’obtention d’un poste (en économie et en communication, par exemple). Il existe certes des détenteurs d’une thèse de cinéma qui travaillent « dans le civil » (je veux dire : hors de l’Université), mais soit ils l’ont passée une fois en poste, soit ils ont obtenu leur poste à cause d’un autre diplôme que cette thèse ;

Enfin, une inégalité qui combine les deux précédentes :

– l’accès à la profession d’universitaire passe par la qualification, laquelle mesure (entre autres choses, heureusement, vous le verrez plus tard au cours de cette journée) la pureté disciplinaire, or le cinéma qui est un fait social total (Mauss) se prête mal à l’exercice de cette « pureté ». Cette exigence du CNU est d’autant plus paradoxale que le découpage même du CNU en sections est totalement fantaisiste et reflète des luttes de pouvoir et des jeux de réseaux au lieu de refléter la rationalité épistémologique que tout bon universitaire se devrait de mettre au premier plan de sa démarche…

 

Pourquoi une bonne thèse ?

En second lieu, parce que la concurrence est rude. Les thèses de cinéma attirent les foules estudiantines, et de plus en plus de gens se promènent dans la rue et arrivent sur le marché du travail avec une thèse de cinéma en poche. Il y a désormais des annonces de postes de MCF cinéma qui font arriver une centaine de dossiers dans les locaux de l’Université qui offre ce poste… et la perspective obligée, donc, de laisser 99 personnes sur le carreau. Il s’ensuit une hausse des exigences, et avec le CV que j’avais quand j’ai été recruté, de nos jours je ne serais même pas convoqué.

Pourquoi un grand nombre de titulaires d’une thèse de cinéma n’ont-ils pas de poste à l’université ?

– pour une raison numérique d’abord : parce que le système est embouteillé. Les créations de poste ajoutées aux départs en retraite (d’autant que l’âge de départ en retraite s’allonge) sont largement inférieurs au nombre de thèses soutenues chaque année ;

– pour une raison institutionnelle ensuite : le choix a été fait en France, contrairement aux USA par exemple, de créer des départements d’études de cinéma couvrant l’ensemble de la formation LMD. Il en sort depuis quelques années des bataillons d’étudiants dont la compétence est exclusivement cinéma & audiovisuel, qui n’ont pas d’autre choix que celui de postuler dans ce champ-là (alors que la première génération d’enseignants-chercheurs cinéma, Aumont, Chateau, Lagny, Marie, Odin & consorts, arrivait après avoir acquis une compétence ailleurs, les filières cinéma n’existant pas quand ils ont fait leurs études, puiqu’elles ont été créées à partir de 1985). Après une formation 100% cinéma et une thèse de même, où postuler sinon là ?

L’effet pervers de cette hyperspécialisation est d’engendrer, souvent, de tous petits écarts de compétence entre quelqu’un qui décroche un poste et quelqu’un qui n’en décroche pas, ce qui accentue bien entendu le sentiment d’amertume du second.

 

2. Publier

 

A cause de cette concurrence, donc, et malgré les inégalités vues plus haut, il faut publier des articles de recherche durant ces années d’écriture de la thèse. En publier :

– beaucoup, certes, mais pas trop pour ne pas mettre en péril le travail de thèse (surtout quand par ailleurs on doit gagner sa vie comme serveuse ou maçon) ;

– beaucoup, mais pas n’importe où. Privilégier les bonnes revues, cotées sur le marché académique, avec double évaluation anonyme (comme les Cahiers de l’Afeccav, par exemple !) ;

– beaucoup, mais pas sur n’importe quel sujet. A ne publier que sur votre objet de thèse, vous passerez vite pour une monomaniaque, dont un éventuel comité de sélection doutera qu’elle puisse faire cours sur autre chose que son sujet (or on ne fait presque jamais cours sur son sujet de thèse, surtout quand on débute). Inversement, publier sur toutes sortes de sujets vous fera courir le risque d’acquérir l’image d’un graphomane, d’un dilettante, de quelqu’un qui se cherche au lieu d’être quelqu’un qui cherche. Mon conseil sera le suivant : essayez de publier en utilisant le même arsenal méthodologique que celui que vous utilisez dans la thèse, mais sur un autre objet que celui de la thèse. Cela montrera qu’il y a une cohérence de chercheuse chez vous ;

– beaucoup mais pas dans n’importe quelle discipline : il ne faut pas sortir de celle dans laquelle vous demanderez la qualification, à moins d’accepter de travailler pour votre seul plaisir. Il est donc très important de connaître les exigences scientifiques de la section que vous visez – savoir si elle se focalise plutôt sur les objets ou sur les méthodes pour se définir, par exemple, ou quel degré de pureté disciplinaire elle exige.

 

3. Se faire connaître

 

Troisième activité à mener durant ses années, celle qui consiste à exister dans le monde académique (autrement qu’en écrivant des articles) avant qu’il ne vous adoube officiellement. Il est rare, en effet, qu’un comité de sélection engage un parfait inconnu. Surtout depuis que ces comités ont vu le nombre de leurs membres augmenter et qu’il y a toujours quelqu’un pour lever la main en expliquant qu’il a déjà croisé la candidate dans tel colloque ou dans telle université.

Il y a dans cette logique deux manières principales de se faire connaître en tant que candidat sérieux à l’adoubement universitaire :

– participer à des colloques, avec la même démarche de prudence que celle dont j’ai parlé pour le nombre et le choix des articles ;

– trouver des charges de cours. Un conseil : quand il vous échoit une de ces charges, évitez de jouer au turbo-prof. Une grande part des connaissances utiles pour réussir à l’Université ne s’acquiert que par imprégnation, et quelquefois une discussion autour de la machine à café est plus utile en termes de carrière que l’acquisition de la capacité à lire Heidegger, Lacan et Judith Butler dans le texte (je ne plaisante qu’à-demi).

Si vous décrochez une charge de cours, essayez également de participer un peu au côté ingrat du travail universitaire – ce qui ne signifie pas préparer le café ni corriger les copies des autres. Par exemple, surtout si vous êtes sensible à l’aspect inégalitaire du « Système D », consacrez un peu de temps à donner aux étudiants « perdus en fac » des informations sur la vie universitaire. L’une des différences marquantes qui sépare l’Université des Grandes Ecoles, en effet, se situe dans la communication : les Grandes Ecoles possèdent des structures et des traditions de distribution de l’information utile, et attribuent à chacun de leurs élèves un enseignant de référence à qui parler. Ce qui n’existe pas vraiment à l’Université.

 

4. Construire son CV à mesure qu’on avance.

 

Cette activité peut paraître négligeable, surtout si on la compare au travail de thèse, mais chaque année quand je participe aux Comités de sélection je suis stupéfait par la mauvaise qualité de présentation et de rédaction des CV contenus dans les dossiers. Il faut soigner son CV et le mettre à jour régulièrement : si seul le poste transforme le parcours de la doctorante en carrière, seul son CV transforme ses activités en parcours.

Le CV idéal possède quatre qualités :

– il est analytique. C’est le moment d’être proustien et de coucher par écrit, en le revivant plus pleinement cependant que vous l’écrivez, tout ce que vous avez vécu professionnellement. Un CV, ce n’est pas une liste ; c’est un regard distant et lucide sur ce que l’on a fait à ce stade ;

– il est hiérarchisé. Préciser, en fin de CV, que vous pratiquez le tennis et que vous raffolez des voyages est tout à fait charmant. Mais cette confidence doit figurer dans une plus petite police de caractères et occuper moins de place que le fait d’avoir publié un article dans ARSS ou dans Semiotic Inquiries. Il est, autrement dit, capital de classer les articles et les communications ; cette hiérarchisation montrera que vous connaissez déjà un peu le « tout petit monde » académique, avec sa bourse des valeurs ;

– il est adapté. On ne fait pas un CV dans l’absolu, on fait un CV pour un poste précis, dont on connaît bien le profil. La bourse des valeurs dont je parlais est différente selon les universités, les équipes, les chapelles. Il est bien certain que cette connaissance des attentes du jury qui sera en face de vous lorsque vous présenterez sur un poste, comme dans toutes les structures qui favorisent la « reproduction » au sens de Bourdieu, est très difficile à acquérir, surtout pour les candidats non familiers du « tout petit monde ». Mais je vous conseille de chercher à l’acquérir, et d’écrire votre CV en fonction d’elle.

– il est (c’est la conséquence du point précédent) smart. Car tout ce que vous y dites pourra être utilisé contre vous. Smart ne veut pas dire faux : évitez de dire que vous avez fait Harvard si ce n’est pas le cas. Smart ne signifie rien d’autre que malin. Si vous vous présentez sur un poste d’esthétique, par exemple inutile d’exposer en détail votre engagement militant au sein d’Efigie ; et si vous vous présentez sur un poste Gender Studies, inutile de mettre en tête de liste l’article que vous avez écrit sur le tremblement figural dans l’œuvre muet d’Alfred Hitchcock. Evitez aussi, même si cela me chagrine de vous donner ce conseil, de mentionner les métiers que vous avez dû faire pour subsister : maçonne, serveur, etc., parce qu’il arrive parfois hélas ! qu’un membre du jury le prenne comme le signe que vous n’êtes pas vraiment fait pour être universitaire. Vous pourrez le dire après, quand vous serez professeur et que ce sera devenu le signe que vous étiez prête à en baver pour y arriver.

 

5. Dernière tâche et conclusion

 

Dernière tâche, et non des moindres : préparer un bon plan B. Car, inutile de se leurrer, décrocher un poste de MCF à l’Université sans rien d’autre en poche qu’une (bonne) thèse de cinéma reste difficile… Dans la dialectique des espérances subjectives et des chances objectives d’y arriver (Bourdieu), la thèse de cinéma fait très souvent naître de la discordance entre la mérite et la destinée (Max Weber). Car il ne faut pas oublier que cette thèse n’est qu’un passeport. Comme la Licence sert à entrer en Master et le Master à s’inscrire en Doctorat, le Doctorat sert à demander une qualification, laquelle sert à obtenir un poste. Ce « système LMD » semble donc construit sur la promesse : le bonheur (professionnel) y est toujours pour demain. Mais cette conception utilitariste qui est la sienne a aussi son intérêt, car si Charles Swann n’arrive jamais à terminer son étude sur Vermeer, ce n’est pas faute de s’y intéresser, c’est parce qu’elle ne lui sert à rien.